Michel Bouchard (Université du Nord de la Colombie-Britannique), Sébastien Malette (Université Carleton), Guillaume Marcotte (Historien indépendant)
Image: Barrages et écluses à l’île Long, sur le canal Rideau, Haut-Canada, Ottawa. John Philip Bainbrigge. Vers 1842. Bibliothèque et Archives Canada, 1970-188-1989. Bytown (Ottawa) a servi, dès sa fondation en 1826, de carrefour commercial aux Métis et autres « freemen » de l’Outaouais.
Une histoire négligée
Représentant un carrefour historique de la traite des fourrures, la région de l’Outaouais aurait dû attirer l’attention des chercheurs en études canadiennes et métisses. L’histoire de cette région partage en effet avec celles des territoires de la rivière Rouge ou du Nord-Ouest l’épopée de “gens libres” parfois concurrents, parfois employés, des grandes compagnies de fourrures. Ces engagés et freemen, tout comme d’autres voyageurs des Pays d’en Haut, prenaient fréquemment comme épouses des femmes autochtones, leurs enfants devenant ce que l’on nommait jadis des “Métifs” (ancienne variation de “Métis”) ou “Bois-Brûlés”. Et pourtant, peu de travaux se sont penchés sur l’existence historique des Métis de cette région du Québec. Au Canada, il est vrai que les Métis sont surtout connus comme des chasseurs de bisons, issus d’une population métissée née de la descendance de Canadiens (français) ou d’Écossais, parfois même d’Iroquois, et de femmes des Premières Nations du Nord-Ouest. Il est également vrai que l’idée que les Métis forment un peuple, voire une nation, surgit initialement dans le contexte des « guerres du pémican », prenant racine dans l’ouest canadien au début du XIXe siècle. Suivant les résistances de la rivière Rouge (1869-70) et des Territoires du Nord-Ouest (1885), les Métis de l’Ouest marquèrent encore plus fortement l’histoire du Canada, avec notamment la naissance de la province du Manitoba (1870), et la condamnation à mort de Louis Riel, qui scella tragiquement l’issue de la deuxième résistance des Métis de l’Ouest.
L’exclusion des “autres Métis”
Depuis une quarantaine d’années, un nombre croissant de chercheurs universitaires s’appuient sur cette historiographie populaire pour affirmer que seuls les descendants des Métis de l’Ouest devraient se mériter l’appellation de « Métis ». Il est ainsi suggéré qu’eux seuls parvinrent à développer une conscience politique suffisamment « mature » pour être une nation. Il s’ensuit que les descendants des autres « Métis » se voient rabaissés au titre de simples « sang-mêlés » ou de faux-autochtones, en particulier les Métis de l’est du Canada (voir Andersen 2014, Gaudry et Leroux 2017). À cela s’ajoute une judiciarisation de l’identité métisse qui, depuis l’arrêt Powley de 2003, demande la démonstration d’une communauté historique afin d’établir des droits constitutionnels en fonction de l’article 35 (Chrétien 2008, Ens et Sawchuk 2016, Rivard 2017). Un regard plus critique sur l’histoire des Métis du Canada montre pourtant que celle-ci déborde largement des récits nationalistes qui se limitent aux seuls Métis de l’Ouest (Michaux 2017, Gagnon 2019). Par exemple, les incidents armés de la Pointe aux Mines, dans les Grands Lacs au milieu du XIXe siècle, illustrent bien l’existence d’actions collectives de la part des Métis de l’est ontarien (McNab 1985). La négociation politique de réserves pour les Métis aux États-Unis, voire de traités (notamment à Sault-Sainte-Marie en 1850 et au Lac à la Pluie en 1875), démontre que les Métis forment un peuple diasporique disséminé sur plusieurs frontières de l’Amérique du Nord, comme le rapporte Alexis de Tocqueville (1860) lors de son voyage surla frontière du Michigan.
La communauté historique des Métis de l’Outaouais
Nos travaux révèlent en outre qu’il y a bel et bien eu une communauté métisse historique de type régional dans les environs de l’Outaouais. En effet, les zones frontalières que décrit Tocqueville incluent manifestement la région de l’Outaouais jusque dans les années 1840 (Bouchard, Malette et Marcotte 2019). Faisant alors partie de l’Indian Country, les vallées supérieures des rivières Gatineau, du Lièvre et des Outaouais étaient toujours sous le contrôle de nations telles que les « Tête-de-Boule » (Atikamekw), les « Algonquins » et les « Nipissings » (Anishinabek). Ceux-ci vendaient alors leurs fourrures dans différents postes de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui étaient tous fréquentés ou habités par des familles de « Métifs », selon la description qu’en a fait le père missionnaire Bellefeuille (BAnQ-RN 1838, 6). Nous remarquons que la présence collective et distinctive des Métis dans la région de l’Outaouais se retrouve également dans les descriptions du rapport de Frederick Ingall, qui fut commissionné en 1829 par le Parlement du Bas-Canada pour explorer le potentiel agricole de cette même région. C’est ainsi que Ingall témoignera de la présence de « Métifs » dans la région de l’Outaouais; une population parlant notamment le français et courant la « dérouine », c’est-à-dire se déplaçant sur le territoire afin d’y acquérir des fourrures (Bouchard, Malette et Marcotte 2019 : 57-63). La présence de Métis et autres gens libres fut aussi remarquée par d’autres contemporains de Ingall, tant au nord qu’au sud de la rivière Gatineau. Par exemple, Alexander Shirreff notait en 1831, à propos du hameau de La Passe, que l’endroit annonçait un « repaire d’anciens traiteurs — Français, ou Bois-Brûlés » (Shirreff 1831 : 265; notre traduction). La présence des Métis dans l’Outaouais s’observe donc à une échelle régionale élargie, disséminée sur le réseau des lacs et rivières qui abondent dans la région. Les Métis de l’Outaouais partageaient ainsi un mode de vie similaire aux Métis d’autres régions du Canada, en plus de traits culturels distinctifs se rattachant aux membres de ces groupes (Devine 2004, Macdougall 2010, Foxcurran, Bouchard et Malette 2016).
Pétition des Algonquins et traditions orales
Notons que nos recherches ont permis de mettre à jour une pétition des Algonquins adressée aux Affaires indiennes en 1874, détaillant comment ces premiers se plaignaient des Métis et autres autochtones non-Algonquins cherchant à contrôler leur réserve. Dans ce document signé par les Algonquins de Maniwaki, on souligne le mécontentement généralisé de la bande : « Par conséquent, nous demandons à notre Grand Chef [le gouvernement canadien] s’il préfère ces Métis écossais ou Métis français, plutôt que nous, purs Algonquins » (BAC 1874 : 2, notre traduction). Même si quelque uns de ces Métis réussirent à obtenir le statut d’Indien par divers procédés, il est clair que la présence des Métis dans la région demeure continue, comme en témoignent les descriptions historiques de la part divers acteurs, qui s’échelonnent entre les années 1830 et 1940 (Bouchard, Malette et Marcotte 2019). Le maintien de l’identité métisse outaouaise s’observe en outre dans des traditions orales toujours transmises entre les descendants des Métis de l’Outaouais. Un exemple significatif de cette tradition orale demeure le témoignage de Violet Lalonde sur son aïeule Marie-Louise Riel McGregor. Dans un document dactylographié datant de 1980, Lalonde raconte l’épopée de Marie-Louise qui accueillit son proche parent, le chef métis Louis Riel, alors en exil suite à la résistance des années 1869-70. Il est ainsi rapporté que Louis Riel chercha refuge auprès des siens en Outaouais, alors qu’il était recherché par des chasseurs de prime. Utilisant les réseaux clandestins des familles autrefois rompues à la contrebande de fourrures, les Métis de la région auraient assisté Louis Riel, guidé par la sage-femme Marie-Louise Riel, se reconnaissant elle-même alors comme proche parente de Louis et membre du peuple métis. Cette tradition orale rapportée par Lalonde se voit en outre confirmée dans de nombreux documents archivistiques (Bouchard, Malette et Marcotte 2019 : 155-164, Malette et Marcotte 2017). Nos recherches s’appuient ainsi sur un corpus historique intégrant à la fois les archives et l’histoire orale. Nous y faisons état du même processus d’ethnogenèse que l’on retrouve ailleurs sur le continent : les « gens libres » de la traite des fourrures ne s’intègrent pas entièrement aux communautés des Premières Nations, mais très souvent s’établissent dans de petites communautés où se côtoient les Métis, mais aussi d’autres autochtones, en plus des quelques Européens et Canadiens associés à leur mode de vie. C’est ainsi que l’arpenteur Joseph Bouchette soulignait en 1832 l’existence de « Bois-Brûlés » vivant en squatteurs en Outaouais (Bouchette 1832 : 190). L’arpenteur John Snow, quant à lui, dénombrait dans son carnet de 1848 les squatteurs au Lac Sainte-Marie, une communauté formée en majorité de gens libres de la fourrure, et presqu’à moitié de familles métisses (BAnQ-Q 1848, 73-76; Bouchard, Malette et Marcotte 2019 : 128-133).
La nation métisse de Louis Riel, aussi dans l’Outaouais
Soulignons enfin que l’identité métisse en Outaouais se voit non seulement associée à une ethnogenèse typique du Nord-Ouest (le regroupement de familles de gens libres), mais qu’elle s’exprime aussi à travers diverses formes d’expressions nationalistes métisses au XXe siècle. L’étude que nous avons fait de Patrick Riel de Maniwaki, un soldat de la Grande Guerre mort au combat en Europe, témoigne notamment d’un attachement à la notion de nation métisse, mais aussi d’une reconnaissance de cette appartenance de la part de ses pairs dans l’Ouest. Cette reconnaissance s’exprime aujourd’hui sur le mémorial national des vétérans métis à Batoche (Saskatchewan), mais demeure toujours ignorée par un nombre de chercheurs voués à la défense d’un néo-nationalisme métis souhaitant rompre avec les Métis de l’est du Canada (Malette et Marcotte 2019). L’expression d’un nationalisme identitaire chez les Métis de l’Outaouais ne s’évanouit pas pour autant. Avec le « réveil Indien » des années 1960-70, les journaux de l’époque témoignent en effet de la volonté des Métis de cette région du Québec de se voir reconnaître parmi les peuples autochtones qui seront reconnus par la Loi constitutionnelle de 1982 (Bouchard, Malette et Marcotte 2019 : 205-214).
Conclusion : une lutte pour la reconnaissance qui se poursuit
Suivant une lutte ardue pour une reconnaissance constitutionnelle qui unifia au départ les Indiens sans statut et les Métis du Québec (Assemblée nationale du Québec 1983), les Métis de l’Outaouais seront écartés par l’émergence d’un nouveau mouvement politique métis dans l’Ouest canadien au lendemain des négociations constitutionnelles (1983), niant désormais l’identité des Métis de l’est du Canada. Cette position sera reprise par les gouvernements canadiens et québécois qui refusent toujours de reconnaître l’existence de Métis dans les provinces à l’est de l’Ontario, et plus récemment par certains universitaires déployant des accusations de « race-shifting » et d’opportunisme; une rhétorique versant dans la politique identitaire et se moquant d’une histoire qui commence à peine à être étudiée sérieusement (Leroux 2019). Devant ces nombreux obstacles à leur reconnaissance, les Métis de Maniwaki sont présentement devant les tribunaux afin de se faire reconnaître comme communauté métisse titulaire de droits constitutionnels, conformément aux critères établis par la Cour suprême dans l’arrêt Powley de 2003. Sur le plan historique, nos travaux confirment l’existence bien tangible des Métis en Outaouais. La communauté contemporaine de Maniwaki regroupe entre autres des descendants métis de la communauté du XIXe siècle et leur histoire mérite une nouvelle lecture, loin de la myopie historiographique (Ray 2011) qui ne s’est attardée, bien souvent, qu’à décrire les résistances des Métis de la rivière Rouge.
Références
Andersen, Chris. 2014. Métis: Race, Recognition, and the Struggle for Indigenous Peoplehood.Vancouver, UBC Press.
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